Ma grande ado me partage son désarroi à l’écoute de l’entretien d'Emmanuel Macron réalisé par le journaliste Hugo Travers (@HugoDécrypte) ↗ diffusé le 4 septembre dernier sur sa chaîne YouTube. Le Président de la République y évoque notamment la “planification écologique” et annonce que [je cite] “sur notre objectif forêts (…) c’est un point hyper important, je veux, dès la sixième de cette année, que l’on commence à avoir des élèves qui plantent des arbres”. Sans trop parvenir à exprimer pourquoi, elle avoue se sentir comme paralysée face à ces propos, entre colère et incompréhension.

C’est que derrière une maîtrise incontestable de la punch line se cache le développement d’une certaine forme de communication, rhétorique implacable et tout aussi dévastatrice que le greenwashing : celle de la pensée magique.

« Pour protéger l’environnement, il y a quelques jours, j’ai annoncé que les États-Unis rejoindraient l’initiative Mille milliards d’arbres, un effort ambitieux visant à réunir le gouvernement et le secteur privé pour planter de nouveaux arbres en Amérique et partout dans le monde. » Donald Trump, alors président des Etats-Unis d’Amérique, en janvier 2020

Afin de mieux cerner ce type de discours et de nous en préserver, je vous partage ici le fruit de nos échanges.


Rhétorique & magie

Cette technique oratoire n’a rien à voir avec la magie convoquée notamment par la tradition des chamanes ↗ ou certaines écoféministes, visant davantage à mobiliser une “science inventive et festive des rituels, invitant chacun·e à prendre conscience de son pouvoir et à le mettre en œuvre en resserrant les liens avec les autres, en agissant à sa mesure au sein de la communauté” (source : éditions Cambourakis, à propos de l’ouvrage Rêver l'obscur ↗ de Starhawk).

Ces formes, que je qualifierais plutôt de dark communication (en référence aux dark patterns, astuces cognitives manipulatoires exploitées parfois en design), relèvent davantage de la prestidigitation, de l’incantation, du charme ou de la poudre de perlinpinpin. Comme s’il suffisait d’un mot pour jeter un sortilège de transformation miraculeuse et conjurer le mauvais sort dévolu par mère Nature sur nous, pitoyables humains.

La construction d'un récit magique permet surtout, comme vous vous en doutez, à la fois :

  • de détourner le regard vers une source lumineuse, focaliser l’attention sur un point précis façon hypnose,
  • d’éviter d’aborder les sujets qui engagent réellement la transformation,
  • de s’affranchir de la charge de la responsabilité,
  • tout en anesthésiant profondément les capacités d’action.

Le “symbole” de la culpabilité

Un envoûtement certes mais de ceux qui, tel le regard de Meduse, pétrifient l’interlocuteur et bâillonne sa liberté d’action. Car en effet, qui pourrait s’opposer à la plantation de nouvelles essences, de nouveaux plants, à la croissance & au soin des forêts ? Il faudrait être bien cruel pour refuser, qui plus est en s’opposant de fait à la dynamique collective de la Nation. Toute critique de cette proposition nous transformerait instantanément en monstre, alors même que la culpabilité nous ronge déjà, si ce n’est la honte d’y avoir à peine songé.

Là encore la magie n’a rien à voir avec cette affaire, puisqu’il s’agit d’un très ancien système de contrôle par le “symbole”. En “France métropolitaine comme dans les anciennes colonies”, les écoles utilisaient le symbole, “pour forcer les enfants à parler français et à oublier leurs propres langues maternelles”. Le principe est redoutable : l’élève surpris à parler sa langue première se voit affublé·e par l’instituteur·trice de cet objet honteux jusqu’à ce qu’à son tour il dénonce un camarade pour les mêmes raisons et lui transmette ainsi le symbole. Le ou la dernier·e élève à en disposer se voyait violemment réprimandé·e. [Source : Série 'Peuple en danger', Arte TV ↗ , 2013] Effroyable contrôle linguistique et culturel dont l’emprise psychologique et la mécanique culpabilisatrice se retrouvent dans notre sujet.

Le discrédit de la parole de la jeunesse

L’invocation merveilleuse repose également sur le fait qu’à travers de tels propos les plus “anciens” imposent, une fois encore, à la jeunesse (puisque c’est bien l’audience de @HugoDécrypte) leur vision du changement. Tout en les impliquant directement dans les modalités de celui-ci. De surcroît sans avoir même envisagé l’éventualité qu’elle puisse avoir son mot à dire… « Les jeunes seraient[-ils si] “paresseux”, “incultes”, voire “égoïstes et individualistes” » (comme nous le rappelle si judicieusement la journaliste Salomé Saqué dans Sois jeune et tais-toi ↗ , Essais Payot, mars 2023) que l’on doive user de tant de paternaliste à leur égard ? Comment imaginer sérieusement que notre Nation puisse affronter les enjeux colossaux des transitions sans s’appuyer sur la force & la richesse de sa jeunesse ?

Cela naturellement a pour effet non pas d’affirmer une posture d’écoute assumée par nos représentants politiques (que l’on attend pourtant bien). Ni de permettre à la jeunesse de s’impliquer dans la dynamique nationale à l’endroit où iels le désirent. Mais, bien au contraire, de les déposséder de leur libre arbitre autant que de leur capacité à organiser les transitions. Dans le même élan il nous dépossède, nous autres plus anciens, témoins bien malgré nous, de la confiance indéfectible que nous leur portons et de notre volonté de coopération.

La charge individualiste

Une nouvelle fois, ce type de proposition vise à faire porter le poids de la culpabilité et de la responsabilité sur les individus, là où les solutions sont nécessairement collectives. Un peu comme le tri sélectif, lorsque l’on dépose soigneusement nos emballages plastiques dans le bac jaune alors que 91% des déchets plastiques ne sont pas recyclés ↗ .

Le schéma de société ainsi proposé reste profondément ancré dans un individualisme libéral. Incapable d’envisager l’évidence d’un avenir coopératif. Incapable d’œuvrer dans le sens de l’amélioration en profondeur des processus, des systèmes de production, des modèles circulaires, des gestions anticipées des déchets… Évitant à tous prix d’envisager un changement de paradigme, pourtant si clairement posé depuis 1972 par le rapport Meadows.

C’est l’arbre qui cache la forêt

La planète flambe et cela n’a rien de magique. Le sujet est sérieux et ne mérite pas un tour de passe-passe. La forêt quant à elle ne peut se concevoir comme un simple alignement d’arbres gérée comme autant de colonnes d’un tableur commercial. C’est un organisme extrêmement complexe, où cohabitent des millions d’espèces vivantes et dont l’écosystème met plusieurs centaines d’années à éclore. On ne peut pas planter une forêt !

« Pour obtenir une forêt primaire on estime qu’il faut 1000 ans à partir d’un sol nu, environ 800 ans à partir d’une forêt secondaire. » Association Francis Hallé pour une forêt primaire

Ce mode de discours permet enfin de ne pas évoquer les véritables problèmes sous-jacents, dans leurs complexités & leur totalité, à l’endroit précis où l’on attend l’action collective :

  • l’humilité inhérente aux plantations d’arbres, quand on sait que 50 années sont nécessaires pour faire croître une forêt pionnière, 150 ans pour une jeune forêt secondaire, 300 ans pour une vieille forêt secondaire, 700 ans pour une forêt primaire en milieu tropical, et 1000 ans pour une forêt primaire en milieu tempéré !
  • la question de la réaffectation des sols
  • la question de la gestion de l’eau
  • la question des essences d’arbres autochtones ou endémiques en lien avec le développement des écosystèmes biologiques
  • l’équilibre entre forêts, bois, bosquets, haies en bordure de champs…
  • l’instabilité des sols agricoles en périphérie des forêts surexploitées par l’activité humaine
  • l’apauvrissement et la disparation des populations autochtones vivant directement ou indirectement de la forêt
  • le soin à porter au vivant & à la biodiversité plutôt que la gestion productive des ressources
  • le démantèlement du service public de l’Office National des Forêts en France
  • le fantasme de la réparation du vivant par l’humain au détriment d’une décentration de nos pratiques prédatrices
  • et la préservation des forêts existantes, dont la réduction du couvert forestier mondial atteint les 8,4% entre 2000 et 2017, quand “+1/4 de la déforestation mondiale observée est définitive” (remplacement des terres forestières par de nouveaux espaces agricoles ou urbains)

␥ Pour aller + loin


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https://grouan.fr/2023/09/09/planter-des-arbres-ou-l-avenement-de-la-pensee-magique/